Le 14 juillet 1919, l’armée française, victorieuse de l’Empire allemand, descendait, dans la liesse populaire, les Champs-Élysées derrière ses chefs, les maréchaux Joffre et Foch, caracolant au soleil. En cette occasion, un homme incarnait cette apothéose nationale, Georges Clemenceau, dont l’énergie inflexible avait, à elle seule, décidé du sort des armes. Vingt ans plus tard, la Fortune avait changé de camp : ce jour-là, c’étaient les soldats d’un nouveau Reich triomphant, surgi, tel un Phénix, des cendres de la défaite, qui, sous un ciel bas et lourd, foulaient dans un silence effrayant la célèbre avenue pour condamner la France, placée sous la houlette d’un chef déchu de la Grande Guerre, à cinq années de honte, de misère et de désespoir jusqu’à ce que des libérateurs venus de l’étranger clôturent cette terrible guerre de Trente ans. La surprise fut que la France vaincue fut invitée à la table des vainqueurs par un tour de passe-passe, réussi par un magicien de génie, rescapé des ruines de Verdun, qui, par la force de sa volonté et la puissance de son verbe, avait convaincu le monde que la nation signataire inattendue de la victoire de 1945 était l’héritière de celle héroïque de 1919, éclipsant seulement au passage l’oukase humiliant de 1940. S’ouvrit alors, par la grâce du destin, une période d’illusions de durée égale à celle du conflit : les Trente Glorieuses (1945-1975), où l’Europe, érigée en communauté, crut avoir instauré sur terre la paix du Jardin édénique d’avant la Chute. Leurrées par ce mirage, la France et l’Europe ne furent pas conscientes que le monde autour d’elles avait continué de vivre au milieu des luttes et des guerres qui, depuis l’origine des temps, avaient tissé, à travers une longue fresque de larmes et de sang, l’histoire de l’humanité.Une autre vérité négative s’imposa alors : le nouvel univers de paix, qui comprenait l’exclusion de la mort, évacuait en même temps la vie, laissant les jeunes générations sans projet et sans élan, s’enliser dans une insatisfaction mortifère, source d’une violence erratique inédite, impossible à canaliser et réduite à se retourner contre ses porteurs. Un désastre, venu d’un ciel obscur, pourra-t-il, un jour, arracher à la nuit et à l’oubli de lui-même le vieux monde, forgé dans les tranchées de la Somme ?
